Entre le tu et le vous, notre instinct linguistique est de plus en plus déboussolé par la fausse convivialité du tutoiement. Un mauvais emploi de l’un ou de l’autre dérègle vite la relation. Pour éviter ces pièges, ne faudrait-il pas parfois revenir au vous?

Un amant qui perd ses moyens quand son amoureuse lui impose le vouvoiement au lit. Une maîtresse de maison guindée qui sursaute quand une invitée tutoie son mari. Une fillette qui se fait réprimander par sa mère quand elle tutoie un inconnu. Ces scènes fictives du roman de Jean Raymond, Tutoiements, montre qu’un tu ou un vous inapproprié dérègle le mécanisme relationnel et provoque la gêne et le désordre.
Si la grammaire semble claire, le tu pour le proche, et le vous pour le lointain et le pluriel, l’implosion de la bienséance des années septante a répandu l’emploi du tu jusqu’au bureau du directeur. Dans les métiers de la communication par exemple, on tutoie son boss de l’entretien d’embauche au licenciement. Entre les deux, on finit par lui balancer ses quatre vérités simplement parce que c’est plus facile d’articuler «T’es con ou quoi?» que «Monsieur le directeur vous êtes un imbécile».

Petit guide de l’emploi stratégique du tu ou du vous.

Le vous érotique

A l’image de Bernadette et Jacques Chirac, ou mieux d’Arielle Dombasle et BHV, dire à son mari un langoureux «Déshabillez-moi!» peut avoir un certain charme. Certes, il faut y mettre du sien, avoir le ton, le regard et le maintien assortis. Car s’avachir sur la table de la cuisine en formica et crier: «Passez-moi le sel!» d’un ton assassin n’a pas le même effet sur la libido du partenaire.

Le truc pour éviter la bavure est de se concocter un petit jeu de rôle érotique avec casquette de chauffeur et bas résille. Quant à savoir si le vouvoiement éviterait toutes les petites scènes de la vie conjugale, il n’y a qu’à regarder la tête de Bernadette pour s’en faire une idée.

Le vous civique

Depuis peu les écoles primaires canadiennes réinstaurent le vouvoiement obligatoire de la maîtresse. La règle émane de la demande des profs complètement dépassés par les chérubins impolis et les tags dans les toilettes. Plus facile, en effet, d’obtenir le silence quand, avant d’ouvrir sa boîte à camembert, l’enfant doit hisser son doigt et articuler un audible: «S’il vous plaît Madame Isabelle, pouvez-vous m’aider?»

En France, le CM1 (équivalant à la 6e suisse) est implicitement la classe limite du tutoiement autorisé. Les profs les plus malins vouvoient aussi leurs élèves pour leur montrer que le respect est mutuel.

Le vous de mise en garde

Dans les milieux branchés, créatifs ou intellectuels le tu est devenu la règle de toute relation professionnelle. Il serait du dernier ringard de vouvoyer son boss puisqu’on est censé s’intégrer à un team vachement sympa et bosseur. Ce tu confirme ainsi une relation de proximité et d’égalité qui sied à merveille à ces milieux de création où la hiérarchie à la papa est une faute de goût. Mais malgré ce tutoiement obligatoire, chacun réalise que la hiérarchie réexiste très vite en cas de conflit.

L’autre piège du tutoiement est de se laisser aller à quelques confidences intimes que le collègue ne manquera pas de ressortir à la première compétition ouverte. La solution serait de prendre son temps et d’y aller à l’instinct. Deux gaffes à éviter cependant: garder le vous quand tout le monde se tutoie équivaut à se marginaliser. Dispenser le tu et le vous selon ses affinités personnelles ne fait qu’augmenter la rogne viscérale que Monsieur Robert a contre vous.

Le vous garde-fou

Toute une réflexion s’engage dans le domaine médical et socio-médical pour savoir si l’on tutoie ses patients ou pas. En avril dernier, le Conseil général des Yvelines (F) mettait au point une politique de prévention et de lutte contre la maltraitance des handicapés et des personnes âgées. L’un des points de ce plan est l’utilisation du vouvoiement et l’appel par le nom dans les établissements médico-sociaux: le vous marque le respect que le soignant doit avoir envers la personne dont il a la charge. C’est un rappel à l’ordre. Certains établissements inscrivent même «le vouvoiement est de rigueur» dans le contrat de travail du personnel.

Le vous de l’entente

Le tabou de la belle-mère est universel, disent les ethnologues. Dans certaines ethnies, le gendre qui croise sur son chemin la mère de sa femme doit détourner le regard, voire changer de route pour limiter tout contact avec elle. Certains ne lui adressent la parole que par personne interposée pour marquer, bien sûr, tout le respect qu’ils lui portent, mais aussi pour éviter toute relation qui n’est qu’inévitable source de conflit.

Chez nous, le vous marquait cette déférence polie. Pourtant à l’heure du «Je ne suis pas un vieux parent mais un copain», les beaux-parents se sont mis à tutoyer gendre et bru et à insister lourdement pour que ceux-ci fassent de même.

Le hic, c’est que lors des «réajustements familiaux», autrement dit des engueulades, l’usage du tu rend les réactions beaucoup plus violentes et les disputes plus radicales.

A chacun donc de fixer ses propres limites sachant qu’il est toujours plus difficile de revenir en arrière sur un air de: «En fait, je me suis trompé à ton sujet, et à la réflexion je préfère te dire vous.»

And you, what do you mind?